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  • Bernard Guilhon

La finance entrepreneuriale s’identifie à un capital “patient”


La valeur des plates-formes est basée sur l’acquisition de positions dominantes plutôt que sur leur rentabilité immédiate, analyse le professeur Bernard Guilhon dans une tribune au « Monde ».

Bernard Guilhon est professeur à la Skema Business School

Jusqu’à une période récente, la financiarisation de l’économie avait imposé de nouvelles normes de distribution de la valeur créée, normes qui renforçaient les droits des actionnaires et l’adoption de stratégies à court terme.

Ce paradigme semble ébranlé aujourd’hui dans certains secteurs d’activité, en particulier dans celui des plates-formes numériques, dans la mesure où l’impératif y est de croître aussi rapidement que possible afin de bloquer l’entrée de nouveaux concurrents adossés à des modèles d’affaires et des technologies susceptibles de livrer des biens et services de façon encore plus compétitive.

Dans ce contexte, on peut parler d’un changement de paradigme du capitalisme, la croissance supplantant la profitabilité.

Les plates-formes numériques accaparent depuis une vingtaine d’années une part croissante de l’activité économique, notamment aux Etats-Unis. Elles provoquent de ce fait des modifications profondes de la structure économique et des orientations stratégiques des entreprises.

Ces plates-formes présentent des formes d’organisation centralisées qualifiées de quasi-oligopoles ou de « proto-monopoles »

Leur logique de fonctionnement s’inscrit dans la mise en connexion d’acteurs multiples – clients, vendeurs, innovateurs, etc. – et dans le fait que la valeur d’un service augmente avec le nombre de ses utilisateurs, créant ainsi des effets de réseau. L’élargissement du réseau est le ressort de la croissance, alors que l’échelle des opérations est déconnectée de la taille de l’entreprise

« Le processus de démarrage d’une activité de plate-forme repose sur l’extension rapide du réseau, ce qui implique des flux de trésorerie négatifs »

Kenney et Zysman insistent sur le rôle du capital dans ces modifications du paysage économique et financier. La nature hautement concurrentielle des marchés de capitaux aux Etats-Unis orientait auparavant les manageurs vers des objectifs à court terme de l’entreprise, centrés sur la maximisation des taux de rendement du capital.

Aujourd’hui, la croissance et la conquête d’une position dominante sur le marché se substituent à la rentabilité à court terme. Le processus de démarrage d’une activité de plateforme repose sur l’extension rapide du réseau, ce qui implique des flux de trésorerie négatifs, les pertes étant nécessaires pour conquérir les marchés.

Ce ne sont pas les profits immédiats qui font les vainqueurs, mais l’acquisition d’une part de marché dominante, qui renforce la sélection et la réallocation de la valeur ajoutée vers les entreprises dynamiques et permet d’absorber les pertes de fonctionnement par des financements abondants.

Eliminations et absorptions

Les stratégies d’investissement et les modèles d’affaires sont profondément renouvelés. Les plates-formes numériques sont capables de supporter des pertes durables de fonctionnement, tout en maintenant intacte leur capacité à lever des capitaux. La concurrence sur le marché n’est que la conséquence de la possibilité d’accéder à des financements très importants assis sur une forte évaluation des actifs (la valeur estimée du réseau), ce qui permet à la fois de provoquer des baisses de prix, d’éliminer des concurrents et d’absorber des entreprises prometteuses. Facebook a ainsi acquis Instagram et WhatsApp, Google a absorbé YouTube.

« La plupart des “licornes” perdent de l’argent parce que le financement de la croissance est prioritaire dans la dynamique “winner-take-all” »

La plupart des « licornes », dont beaucoup ne sont pas cotées en Bourse, perdent de l’argent parce que le financement de la croissance est prioritaire dans la dynamique « winner-take-all » (« le gagnant prend tout »). Les orientations stratégiques s’organisent autour de trois axes : lever des capitaux, investir dans la croissance et abaisser le prix des services.

Ce n’est que dans un second temps, lorsque l’oligopole est constitué, que ces organisations augmentent le prix des services et améliorent leur profitabilité.

Les paris faits par les investisseurs portent sur la rapidité avec laquelle une position dominante est acquise sur le marché, condition pour que les gains en capital investi se réalisent. Les investisseurs évaluent ainsi la pertinence du schéma de croissance avant même les critères financiers. Comme le remarquent Kenney et Zysman, la croissance d’Uber emprunte trois directions : inciter davantage de personnes à se déplacer, éliminer les concurrents et transporter à la fois des personnes et des marchandises.

La finance entrepreneuriale s’identifie ainsi à un capital « patient », dans l’attente de résultats. Après avoir été longtemps une entreprise non profitable, Amazon n’a vu ses profits véritablement décoller qu’en 2017. On notera que ceux-ci, pourtant favorisés en partie par les modifications de la fiscalité aux Etats-Unis, restent cependant réduits (3,03 milliards de dollars) par rapport au chiffre d’affaires de l’entreprise (près de 180 milliards de dollars en 2017).

Uber a affiché des pertes en 2017 et les années précédentes, et les profits obtenus au premier semestre 2018 s’expliquent essentiellement par les accords de coopération noués avec les concurrents locaux, notamment en Asie du Sud-Est. Airbnb a été créée en 2009 et n’est devenue profitable qu’en 2016. Plutôt qu’une introduction en Bourse, Airbnb a choisi de lever 1 milliard de dollars de capitaux pour absorber un concurrent de taille plus réduite et poursuivre de la sorte son expansion.

Bernard Guilhon dans le Monde

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